Michel Barnier est un ancien ministre et commissaire européen français. Il a également été chargé des négociations pour l’Union Européenne dans le cadre du Brexit. Nous avons eu l’occasion de l’interviewer lors de l’édition 2023 des Rencontres Économiques d’Aix, où il intervenait dans la conférence « Assurer la sécurité alimentaire».
EP : Quelle est l’influence de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire mondiale ?
MB : Cette guerre est évidemment tragique, on le voit bien par les crimes perpétrés par la Russie sur les populations civiles d’Ukraine. Mais au-delà de cette tragédie et de ce drame, toute guerre selon sa nature et son ampleur a des conséquences qui déstabilisent le déroulement normal des choses et de l’économie. En l’occurrence, ces pays se déroulent entre deux pays qui sont parmi les plus grands producteurs agricoles dans le monde : la Russie et l’Ukraine. Cela a évidemment des conséquences qui perturbent les marchés. On le voit avec l’impossibilité pour l’Ukraine d’exporter, malgré certaines dispositions, des céréales par la mer. Ce désordre sur les marchés et l’augmentation du prix des céréales explique en particulier l’augmentation du prix des céréales dans les mois passés. Voilà pourquoi il faudra mettre fin à cette guerre le plus rapidement possible après une victoire, je l’espère de l’Ukraine qui défend sa souveraineté et son autonomie ainsi que l’intégrité de son territoire. Mais en attendant, il faut gérer ce désordre sur les marchés et que les pays producteurs s’organisent, comme nous le faisons nous français, pour exporter et apporter aux pays qui en ont besoin notamment en Afrique, des matières premières agricoles et des céréales.
EP : Vous avez créé en 1995 lorsque vous étiez ministre de l’environnement du gouvernement Balladur, la commission nationale du débat public (CNDP) qui organise la participation du public dans le cadre des projets environnementaux. D’autres dispositifs sont venus par la suite associer la délibération aux questions environnementales, à l’instar de la convention citoyenne pour le climat lancé en 2019. Considérez-vous aujourd’hui que les citoyens sont suffisamment consultés et associés à la prise de décision sur les projets environnementaux ?
MB : Tout d’abord deux points de précisions sur cette commission que j’ai créée avec l’appui du Premier ministre et du parlement. Il ne s’agissait pas principalement de projets environnementaux, mais de projets d’aménagement ou d’équipement ayant des conséquences environnementales. En général, tout projet par son impact sur la biodiversité ou les terrains qu’il peut imperméabiliser perturbe l’environnement. Mon souci était que dans les grands projets menés, comme ceux de la SNCF ou d’EDF, le maître d’ouvrage soit obligé à un dialogue sincère avec les citoyens. Il n’y avait pas de procédure pour cela, et beaucoup de grands projets qui se conduisaient dans une forme d’opacité ou de rapidité à l’égard des citoyens. Donc j’ai créé ce débat après une longue discussion, ce qui n’aurait pas été possible sans le soutien du Premier ministre, afin d’introduire pour la première fois dans la loi française les mots de « débat public ». Dieu merci, ces procédures ont été améliorées, mais la CNDP a fonctionné depuis 25 ans avec des comptes rendus et à montré son utilité. Je pense que ses procédures doivent encore bénéficier d’améliorations et qu’il n’y pas suffisamment de consultations. Les citoyens ont toujours quelque chose à dire. J’ai pu monter dans ma vie de grands projets notamment en Savoie au moment des Jeux olympiques d’hiver [de 1992] et j’ai constaté que tout le temps passé à débattre avec les citoyens n’est jamais perdu. On peut toujours améliorer un projet en écoutant les gens. Après, il faut naturellement à un moment donné, prendre une décision et l’appliquer. Mais je voulais avec la CNDP , mettre en place des vrais débats avec les citoyens. On peut améliorer cet état d’esprit avec des référendums locaux et en ne faisant pas seulement attention aux citoyens tous les cinq ans, mais également entre temps.
EP : Donc, on gagnerait à inclure plus de participation des citoyens dans notre démocratie à l’instar du concept de « démocratie participative » prôné parfois dans le débat public ?
MB : Oui je ne sais pas ce qu’il y a derrière ces mots de « démocratie participative ». Mais j’avais exprimé, il y a une trentaine d’années, l’idée d’une journée nationale de consultation citoyenne. Une fois par an, toutes les mairies de France seraient ouvertes et chaque niveau de collectivités , y compris l’État, pourraient poser une question au citoyen sur des thèmes divers comme la retraite ou autre
EP : Vous êtes membre des républicains [LR] et avez notamment concouru au congrès du parti pour désigner un candidat à l’élection présidentielle en 2021. Quel regard portez-vous sur le rôle joué par le groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale depuis un an dans le contexte de majorité relative ?
MB : D’abord, nous sommes dans une situation inédite depuis 1958. Jamais le président de la République s’est trouvé sans majorité absolue pour accompagner et soutenir son action.
EP : Sauf en 1988.
MB : Oui, j’étais à l’époque député, il manquait formellement quelques députés au Premier ministre, Michel Rocard, mais il pouvait négocier avec des groupes centristes et avait des marges de réserves. Jamais le président n’avait été dans une situation avec des groupes extrêmes très puissants, ce qu’il souhait même si c’est allé au-delà, et des groupes de centre-gauche et centre-droit très faibles. Le groupe Les républicains dispose aujourd’hui de 62 députés. On pourrait imaginer une majorité nouvelle basée sur une alliance, mais visiblement, le président ne le veut pas et nous ne sommes pas prêts à des débauchages ou ralliements supplémentaires. Il ne s’agit pas d’aventures individuelles, mais de faire des politiques utiles pour le pays, c’est la ligne qui est suivie par les groupes [du parti LR] à l’Assemblée nationale et au sénat. Durant le premier quinquennat de Monsieur Macron, le groupe au Sénat a eu une attitude libre, indépendante et responsable. Lorsque que quelque chose lui paraissait utile et positif, il l’approuvait et a fait beaucoup d’amendements et d’améliorations de textes et ça a marché comme cela. Ce n’est pas commode pour le pouvoir, car on n’a pas la culture du compromis en France.
Moi, j’ai vécu 15 ans à Bruxelles où j’ai travaillé dans des commissions et dans le cadre du Brexit, et le compromis dynamique était la règle. Lorsque j’étais commissaire au marché intérieur [2010 à 2014], en charge de la régulation financière en plein cœur de la crise de [2008] j’ai dû proposer une quarantaine de lois pour remettre de l’ordre , et je me suis attaché à trouver des majorités avec le groupe du centre droit, les socialistes, les écologistes les libéraux et quelque fois les communistes. Cette culture du compromis manque en France donc nous devons apprendre et construire sur chaque projet à condition que l’arrogance et de certitudes.
EP : Quelles pourraient être les conditions de cette alliance [entre le gouvernement et Les Républicains] s’il devait y en avoir une ?
MB : Le respect, l’écoute la prise en compte de l’opinion de l’autre ainsi que le compromis dynamique. Aujourd’hui, nos deux groupes [parlementaires] ont fait des propositions sur la décentralisation et l’immigration et sont prêts à travailler textes par textes afin de faire des choses utiles pour la France et les Français.
EP : Le parti Les Républicains sort de deux échecs électoraux sur les quatre dernières années, avec la présidentielle de 2022 ou Valérie Pécresse a fait un score de 4,78 %, ainsi que les dernières élections européennes de 2019 ou la liste portée par François-Xavier Bellamy a récolté 8,48 % des suffrages. Au mois de juin 2024, arrivent les élections européennes. Pour vous, quelle stratégie doit adopter votre parti pour espérer faire mieux qu’aux précédents scrutins ?
MB : D’abord, il est vrai que les élections sont importantes, mais pas seulement pour les LR, aussi pour l’Europe et la France. On ne connaît pas très bien le rôle du Parlement européen en France, mais il est majeur. Cette fonction de député européen et aussi importante que celle de député national, car une grande partie de nos règles et normes est élaborée par nous avec les auteurs au Parlement européen et à Bruxelles.
Je souhaite simplement que nous abordions cette élection avec détermination confiance comme nous l’avons fait dans le passé. J’ai le souvenir d’avoir mené la liste d’union de la droite et du centre en île de France avec Rachida Dati lors des élections européennes de 2009 et nous atteint 30 % des voix [29,60 %], en parlant à la France qui avait voté « non » [au référendum de 2005] et celle qui avait voté « oui ». On s’est adressé aussi bien aux patriotes et aux pro-européens. Je défends une ligne patriote et européenne. Ma famille politique doit rester européenne. Nous avons toujours été depuis 1958 et le général de Gaulle, souvent critiques, mais conscients que notre intérêt national passait par la coopération avec les autres pays européens. Nous devons affirmer notre engagement et notre ancrage européen sur des problèmes d’aujourd’hui. Il y a des enjeux d’hier toujours actuels comme la paix et la sécurité, mais on a l’émergence de nouveaux sujets comme les libertés individuelles et collectives par rapport aux GAFAM, la résistance aux marchés financiers, faire face aux défis climatiques, assurer notre sécurité publique, coopérer avec l’Afrique, faute de quoi nous aurons beaucoup plus d’immigration que cela vécue aujourd’hui. Voilà quelques grands enjeux, qu’il est facile d’expliquer comme globaux que l’on affronte difficilement seul et qui exigent d’être ensemble et de soutenir le projet européen. Cela n’interdit pas pour autant d’être lucide sur les défauts de l’Union européenne qui en a beaucoup.
EP : Vous considérez donc que la ligne que vous prônez « patriote et européenne » pourrait permettre à votre parti de récupérer une partie de ces électeurs éparpillés entre, d’un côté la majorité présidentielle et de l’autre l’extrême droite ?
MB : oui, je pense exactement ça.