Depuis maintenant cinq ans, les services de vidéo à la demande ont pris énormément d’ampleur, et le Covid n’a pas inversé la tendance, bien au contraire. En moins d’un mois, Disney+ a gagné environ 15 millions d’abonnés en 2020. Quant à Netflix, il a augmenté son nombre d’abonnés de 36 millions entre fin 2019 et fin 2020. De plus, la fréquentation des salles de cinéma est toujours en net recul en 2022 par rapport à 2019 avec un déficit de plus de 61 millions d’entrées (-28.6%).
Selon la plupart des titres que l’on peut lire sur internet, le Cinéma serait aujourd’hui en crise, du fait d’une forte baisse de fréquentation, mais aussi par l’importante montée des services de streaming évoqués auparavant. Les services de vidéo à la demande (SVOD) seraient-ils alors en train de mettre à mal le Cinéma ?
Mais tout d’abord, qu’est-ce que le Cinéma ? C’est un mot vaste, et selon Chloé Delaporte – enseignante-chercheuse en socioéconomie du Cinéma et de l’audiovisuel, le cinéma peut être un art, une pratique culturelle, une industrie, un domaine d’activité, ou encore un ensemble de lieux (la salle).
Une conflictualité entre le cinéma en salle et le cinéma chez soi
Lors de la Cinema Audio Society CAS Awards à Los Angeles, Steven Spielberg a exprimé sa position vis-à-vis des plateformes de streaming : « J’espère que nous continuerons tous à croire que la plus grande contribution que nous pouvons apporter en tant que cinéastes est de donner au public l’expérience théâtrale du cinéma ». Il oppose donc streaming et cinéma dans la mise en conditions du spectateur à être “transporté” lors du visionnage. Selon lui, le cinéma est un spectacle, et le cérémonial qu’on lui associe est indispensable. On peut ajouter que les gens sont moins assidus lorsqu’ils regardent des films sur les plateformes. En moyenne, seulement 70 % du film The Irishman de Martin Scorsese disponible sur Netflix fut visionné. Le réalisateur a lui-même fortement recommandé aux utilisateurs, pour profiter d’une meilleure expérience, de ne pas visionner le film sur leur téléphone.
À leur apparition, c’est surtout à la télévision que les plateformes de streaming ont fait de la concurrence, via la diffusion de séries, dont la télévision avait le monopole. C’est parce que les séries desservent mieux le modèle économique de l’abonnement, qu’elles ont été les principales productions des SVOD ; celles-ci devenant alors la référence du genre. La série House of Cards de Netflix est un bon exemple de cette période. Il y avait donc une sorte de séparation entre le Cinéma et les plateformes, avec d’un côté les films en salles, et de l’autre les séries à la maison. La participation des plateformes dans le cinéma se résumant à la diffusion d’un catalogue grandissant d’œuvres cinématographiques.Suite à l’immense succès rencontré grâce à la production de séries originales reconnues pour leurs qualités, les SVOD décidèrent de mettre en place un développement de produit (terme économique qui désigne le fait de mettre en place de nouveaux produits sur un marché déjà existant). Ainsi depuis 2015, les plateformes de streaming comme Netflix privilégient la création de films originaux, sollicitant régulièrement des réalisateurs de renom. Ce procédé permet de se différencier des nouvelles plateformes concurrentes grâce à un catalogue exclusif, tout en s’affranchissant de droits d’auteur. Ainsi, les plateformes de streaming qui avaient réinventé la série en en faisant un mode de consommation plus individuel font désormais concurrence au cinéma. Mais cette nouvelle tendance amène à un contournement de la chronologie des médias. En France, celle-ci permet au cinéma de bénéficier d’une fenêtre d’exclusivité (4mois) lors de la sortie de nouveaux films. On peut prendre l’exemple de Disney+ qui n’avait pas attendu la réouverture des salles de Cinéma en proposant directement à ses abonnés certains films en exclusivité comme Mulan en live action en 2020 et Luca en 2021. Si les plateformes de streaming se mettent à produire elles-mêmes des films, deviennent-elles alors un danger pour la salle de cinéma ?
Le streaming comme garant de la créativité
Dans le monde du Cinéma, le succès commercial est incertain. Dans un modèle économique qui court vers la rentabilité, la prise de risque devient rare et seuls les projets commerciaux attirent l’attention des producteurs, ce qui entraîne une perte de liberté et de créativité pour les réalisateurs. Les récents échecs commerciaux de Babylon et The Fabelmans en sont une illustration : en France, 30% des entrées en 2022 se sont faites au profit de seulement 10 films, tous issus de grosses franchises américaines (telles que Avatar : La Voie de l’eau, Doctor Strange in the Multiverse of Madness, ou encore Top Gun : Maverick).
Justine Triet, récemment récompensée de la Palme d’or au Festival de Cannes, a pointé du doigt l’impossibilité de projets qui ne seraient pas maintsream d’émerger. Elle met en garde contre la fin de l’exception culturelle française tant enviée dans le monde cinématographique international, offrant leur chance à de jeunes cinéastes dont le succès commercial n’est pas assuré.
Les SVOD amènent à une plus grande liberté créative, à une plus grande “prise de risque” dans le monde cinématographique, et ce grâce à une importante capacité de financement (provenant d’un nombre croissant d’abonnés notamment).
Ceci a par exemple permis au film Roma d’Alfonso Cuarón d’être produit, puis d’être récompensé par un Oscar, alors que son financement avait été refusé par plusieurs studios. Ce modèle économique nous permet aussi de comprendre la structure actuelle du paysage cinématographique, où l’on oppose d’un côté les blockbusters et de l’autre le cinéma d’auteur, plus dédié à un public de niche. Ainsi, selon Jean-Marc Quinton, il n’y aurait « non pas une disparition du cinéma sur grand écran, mais une emprise grandissante des blockbusters spectaculaires sur les salles de cinéma, parallèlement à une migration du cinéma d’auteur vers les plateformes ».
Mais laisser le Cinéma d’auteur au streaming n’est-ce pas le condamner d’avance ? Le cinéma d’auteur n’est pas forcément vecteur de beaucoup d’audience, mais il permet en grande partie aux plateformes d’obtenir des récompenses, leur octroyant à cette occasion du prestige. On peut citer par exemple Okja de Bong Joon-ho, sélectionné en 2017 pour la Palme d’or à Cannes. Mais qu’adviendra-t-il le jour où Netflix n’aura plus besoin des films d’auteurs pour se mettre en avant ?
Ce jour semble être arrivé : le géant du streaming a vu croître son nombre d’abonnés (plus X%) depuis que le partage de compte a été restreint. On peut désormais craindre qu’il ne subsiste que des productions standardisées, diminuant comme on peut le constater au cinéma la diversité de l’offre.
Dans ce domaine, on constate une certaine d’hypocrisie de la part des professionnels du Cinéma qui parlent de standardisation du contenu audiovisuel sur les plateformes de streaming alors que cette dernière est tout autant présente sur le grand écran.
Une évolution dans la façon de consommer du Cinéma
Outre l’uniformisation des contenus évoquée précédemment, on parle aussi d’uniformisation de la consommation du contenu. L’image d’une personne consommant seule du contenu sur son téléphone ou sur son ordinateur provenant des plateformes de streaming est fortement ancrée dans la conscience collective. Il s’avère pourtant que les usagers des plateformes tendent à recréer des conditions collectives de visionnage, soit en se réunissant physiquement, soit par le partage et la discussion via les réseaux sociaux par exemple. L’essence même du Cinéma, à savoir se retrouver de manière collective pour profiter d’un film, n’a alors pas disparu mais juste évolué. Et c’est uniquement le lieu de visionnage qui a changé, mais avec comme effet non négligeable de changer la logique du visionnage d’un film ou d’une série. Il n’est pas passé d’un cadre collectif à un cadre individuel, mais plutôt d’un cadre collectif à un cadre domestique et amical, avec l’idée de vivre ce visionnage dans un contexte plus intime. On assiste dans ce cas à une désacralisation de la salle de Cinéma.Pour citer Chaouki El Ofir – réalisateur et enseignant – dans l’émission Mashup d’Hugo Décrypte, « il faut dédramatiser un peu le débat […] ne pas opposer le cinéma dans une salle contre le cinéma sur plateforme. Je pense que ça se complète […] la culture des plateformes, il faut qu’elle s’installe. […] il faut l’accompagner de part et d’autre ». Il constate dès à présent l’influence créative des plateformes sur le cinéma avec une évolution vers des changements dans le format d’image, ou du rythme des scènes. Essayer de protéger le Cinéma d’aujourd’hui, n’est-ce surtout pas un moyen de protéger un système économique (la remontée des recettes en salles) et un système normatif (prépondérance du Cinéma en tant que mode de diffusion) ?
Vers une disparition du Cinéma en salle ?
Les plateformes de streaming ont leurs limites. Les grands studios américains tels que Warner ou Disney ne pourront pas utiliser leur plateforme comme canal exclusif de diffusion pour leur distribution. En effet, il faut prendre en compte qu’un amateur de Cinéma ne pourra pas s’abonner à toutes les plateformes. De plus, les plateformes ont besoin du cinéma pour avoir une plus grande visibilité et ainsi promouvoir leur catalogue en ligne, le nombre d’abonnés d’une plateforme ne pouvant concurrencer le nombre de personnes résident en France par exemple (10 millions d’abonnés pour Netflix contre 68 millions d’habitants dans l’hexagone).En somme, le Cinéma peut-il disparaître à cause de la montée des plateformes de streaming ? Philippe Chantepie et Thomas Paris expliquent dans leur livre Économie du Cinéma qu’ « Un mode de diffusion est voué à disparaître uniquement s’il est dominé par un autre sur l’ensemble des dimensions, ou si son équation économique devient impossible ». L’équation économique du Cinéma n’est pas impossible, seule la salle de Cinéma est devenue substituable.
Merci à @lola_gvnt et son talent pour la réalisation de cette illustration !