Yann Algan est un économiste français, professeur à HEC Paris et membre du cercle des économistes. Nous avons eu l’occasion de l’interviewer lors de l’édition 2023 des Rencontres Économiques d’Aix, où il intervenait dans la conférence «Rendre le monde désirable ».
EP : Vous intervenez sur la conférence « Rendre le monde désirable», à l’aune d’un avenir marqué par des incertitudes de différentes natures telles que géopolitiques, climatiques ou économiques, réfléchir à un monde désirable n’est-il pas légèrement anachronique ?
YA : Vous avez raison, c’est paradoxal, mais c’est bien pour ça que cette conférence est très intéressante. Il y a un premier anachronisme, c’est que quand on réfléchit au désir, si on veut avoir une perspective un peu psychanalytique, c’est souvent associé à quelque chose d’infini, des désirs sans limites. C’est ce qui a marqué pendant longtemps le XXe siècle avec la croissance qui était capable de répondre à une nature anthropologique de l’Homme,à savoir vouloir ce qu’il n’a pas. Comment arrive-t-on à changer les choses dans une situation où on est dans un monde clos avec beaucoup d’incertitudes et de risques géopolitiques et où il va falloir mettre des limites au désir ? C’est là où cette conférence est très intéressante. Si on doit mettre des limites, lesquelles ? Par qui ? Est-ce que c’est aux citoyens d’avoir plus de sobriété, est ce que c’est aux entreprises, est ce que c’est aux politiques publiques ? Donc on va essayer de répondre à cela.
EP : comment d’après-vous, redonner espoir à une jeunesse très inquiète vis-à-vis du réchauffement climatique ?
YA : une façon de leur redonner espoir [aux jeunes] est non seulement d’être très lucide, mais je suis convaincu que c’est aussi en les aidant avec des concepts et des outils pour trouver des solutions. Je trouve assez mortifère le discours qui a prévalu ces cinq dernières années, donnant les clés du camion aux jeunes et disant “ vous allez trouver la solution ne vous inquiétez pas. Cela se retrouve ensuite en termes d’exigences dans la formation et l’éducation. Pendant très longtemps, vous avez eu une phase de déni, ensuite une phase de prise de conscience sur l’urgence climatique, mais qui se bornait au constat avec la fresque du climat ou l’atelier 2 tonnes. Mais cela ne donne aucune solution, donc face à l’anxiété, il faut travailler concrètement sur comment l’on change la logistique et l’approvisionnement des ressources naturelles. Pendant, très longtemps, on réfléchissait uniquement à la minimisation des coûts de transports ou d’approvisionnement, comment passe t-on à un paradigme qui minimise l’empreinte carbone. De la même façon sur la comptabilité ou sur l’ensemble des visions, il ne faut plus qu’on soit uniquement dans la critique, mais dans la solution.
EP : Ce travail, passerait-il potentiellement par l’expertise des « anciennes générations » ?
YA : Toutes les bonnes volontés seront les bienvenues et il faudra une mobilisation collective. Cela demande en particulier pour les « anciennes générations » , un vrai changement de logiciel que moi, je sens quand même de plus en plus à l’œuvre chez les dirigeants d’entreprise. C’est ce que l’on verra à la conférence où une boîte comme Engie se lie les mains avec une comptabilité zéro carbone, à horizon 2030-2050, évalué directement par les marchés et les citoyens, on sent un changement en termes de politiques publiques via notamment le rapport Pisani [Les incidences économiques de l’action pour le climat, rapport remis à Elisabeth Borne en mai 2023 par les économistes Jean-Pisani Ferry et Selma Mahfouz]. Mais il va falloir un changement des chercheurs eux-mêmes et des académiques qui ont été formés dans des paradigmes très différents.
EP : Comment analysez-vous le rapport au travail des jeunes actifs dans notre société actuelle ?
YA : J’ai deux réponses. Premièrement, oui, le rapport et l’aspiration au travail changent dans différentes dimensions. On a mené des grandes enquêtes notamment auprès des jeunes d’HEC et on le fait maintenant à l’ensemble des grandes écoles où l’on propose des offres d’emplois en faisant varier les caractéristiques. On regarde combien ils sont prêts à payer en termes de réduction de salaire pour aller dans une autre entreprise. Et l’on s’aperçoit qu’ils sont prêts à accepter jusqu’à 10-15% de réduction de salaire et cela se traduit par des choix effectifs très forts d’emplois différents. Maintenant, on parle beaucoup des jeunes, mais la jeunesse est vraiment plurielle, on entend beaucoup parler les jeunes de grandes écoles, mais on n’écoute pas beaucoup les jeunes de lycées professionnels qui ont aussi des aspirations, mais également la nécessité d’un pouvoir d’achat, de pouvoir subvenir à leur projet professionnel. On le voit aussi chez les jeunes d’HEC, ceux qui doivent payer eux-mêmes leurs études font des choix un peu différents et internalisent pas mal la contrainte financière.
EP : On a pu voir récemment des jeunes de grandes écoles qui au moment de la remise de leur diplôme critiquent l’enseignement qui leur est apporté par l’école, le manque de formation sur les questions écologiques, ainsi que les partenariats noués avec des industries pétrolières pour lesquelles ils refusent de travailler. Que vous inspire ce phénomène ?
YA : La première chose est que c’est vraiment important qu’ils interviennent, je pense que c’est eux qui aident à faire bouger très rapidement l’écosystème. Après chacun choisit des formules différentes comme les « bifurqueurs» (étudiants de grandes écoles qui renoncent aux choix de carrière que l’on leur propose pour des raisons écologiques). Moi, c’est vrai que j’aspire vraiment, en tant que directeur de la formation initiale d’HEC, à faire en sorte qu’ils ne bifurquent pas , rentrent dans le monde des entreprises et des politiques publiques et arrivent à les infléchir très fortement et radicalement. Maintenant, sur les partenariats, on a quand même des interventions très pacifique des étudiants. On est très attaché à ce qu’il y est un débat tant qu’il est éclairé par des faits. Le réchauffement climatique en est un, éclairé par des scientifiques donc il est tout à fait légitime d’intervenir là-dessus. Tant que c’est non-violent et qu’il y a une discussion sur des faits scientifiques, c’est bienvenu. On espère qu’HEC continuera à être un lieu de débat et non de boycott en disant quel tel ou tel entreprise n’a pas le droit de cité. Je ne pense pas que des entreprises ne doivent pas avoir le droit de faire partie du débat. Je considère que pour réaliser la transition énergétique ou n’aura besoin des très grandes entreprises comme Total Énergie, et si vous arrivez à la faire bouger ne serait-ce que d’1% à mon avis votre impact sera beaucoup plus important qu’une petite ONG aussi louable qu’elle soit.
EP : Pour vous, il vaut donc mieux changer les grandes entreprises de l’intérieur ?
YA : Je pense que toutes les actions doivent être mobilisées, mais le fait de pouvoir maintenir à la table des négociations ces grandes entreprises et de les faire évoluer, est quelque chose qui peut vraiment avoir un impact structurant.
EP : Donc un travail commun plutôt que des affrontements ?
YA : tout à fait, et j’espère que l’on arrivera vraiment à maintenir cet espace de dialogue.
EP : Le clivage qui oppose une génération de jeunes en difficulté sur le marché du travail vis-à-vis d’une génération plus ancienne qui a pu « bénéficier » des trente glorieuses fait-il sens pour vous ?
YA : C’est aussi deux générations qui se retrouvent dans une même famille. Donc je ne suis pas sûr qu’au sein de la famille, il y ait des clivages comme cela. Moi, je ne suis pas vraiment pour les opposer. En revanche, il faut un effort de la part des générations qui ont eu des destins un peu plus favorisés, en faveur des nouvelles générations en particulier celles qui n’ont pas la chance d’être naît dans des milieux plus aisés. C’est quelque chose qui s’impose réellement.