Ariane Lavrilleux est une journaliste française indépendante basée à Marseille. Elle est membre du collectif Presse Papiers et travaille pour plusieurs médias locaux et nationaux tels que Marsactu, Médiapart ou Disclose. Elle a notamment révélé lors d’une enquête pour ce dernier en 2021 que la France avait, dans le cadre de l’opération Sirli, fourni des informations à l’Égypte qui auraient servi à commettre des crimes à l ‘encontre de populations civiles. Dans une interview accordée à EcoPress, elle affirme la nécessité d’une meilleure protection des sources des journalistes.
EP : Vous avez été perquisitionnée le 19 septembre dernier par des agents de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) accompagnés d’une juge d’instruction puis placée en garde à vue l’hôtel de Police de Marseille pour « compromission du secret et de la défense nationale. » Cela intervient à la suite de vos révélations pour Disclose sur l’opération Sirli. Vous êtes libérée après 39 heures de garde à vue, mais vous apprenez une semaine plus tard que le juge a versé à la procédure la quasi-totalité des pièces saisies à votre domicile.
Qu’est-ce que cela implique pour vous ?
AL : C’est une très bonne question. En fait, cela veut dire que les sept pièces retenues, qui sont des e-mails ou des extraits de carnets de notes de reportages, vont être versées à la procédure. Donc la justice va pouvoir les utiliser dans le cadre de son enquête et du futur procès où je serais potentiellement sur le banc des accusés. Mais c’est un peu théorique parce que l’atteinte à la protection des sources a déjà été faite à partir du moment où la DGSI est entrée chez moi et a branché ses logiciels sur mes ordinateurs pour les analyser et avaler tous mes mails.
Je ne sais pas ce qu’ils vont garder et utiliser hors procédure pour aller traquer les sources. Légalement, ce qui va pouvoir être utilisé dans un procès est sept pièces sur dix. Mais de toute manière l’atteinte au secret des sources et la violation de mon domicile ont déjà eu lieu.
C’est un détail de procédure à la fois symbolique et juridique. On estime que les documents récupérés chez moi ne traduisent pas un intérêt public suffisant pour respecter la protection des sources au nom de la défense nationale.
EP : Vous pouvez donc encore être inquiétée judiciairement ?
AL : Oui je peux être mise en examen à tout moment…
EP : Sur la base de ces pièces notamment ?
AL: Sur la base de ces pièces, d’autres éléments ou simplement suite à la publication des articles. Car l’infraction qu’on me reproche est d’avoir publié des informations confidentielles défense. Donc on pouvait m’arrêter moi et tous mes collègues dès novembre 2021 [date de publication de l’enquête, NDLR]. Car c’est une enquête collective, on est plus de cinq auteurs et plusieurs dizaines de journalistes ont participé au documentaire de Complément d’enquête. L’infraction est déjà constituée, mais il [L’État] ne cherche pas à inculper une journaliste qui a fait une infraction au nom de l’intérêt général, mais traquer des sources. Le but est de les intimider et qu’elles arrêtent de dénoncer des faits illégaux. Cela afin d’organiser le secret et de cacher les mensonges de l’État et les dérives de la politique étrangère française.
Je suis la victime, mais pas la cible. Les personnes visées sont les sources qui auront peur de témoigner et les journalistes qui seront empêchés de faire leur travail.
EP : Quand on enquête sur des questions de défense, comment décide-t-on si une information est de nature à être publiée ou non ?
AL : Effectivement c’est très important. Dans un document, on fait un tri et on ne publie pas toutes les informations. Nous avons choisi dans notre enquête de masquer tous les noms des militaires français et égyptiens.
Les questions qui doivent nous guider sont : Est-ce que c’est d’intérêt général ? Est-ce que les citoyens ont intérêt à savoir ce que le gouvernement fait en leur nom ? Qu’une opération militaire financée par leurs impôts sert une dictature [Le régime du Président Égyptien Al-Sissi , NDLR] et va aider à préparer des crimes contre l’humanité et tuer des civils.
On a estimé à Disclose, et je pense qu’on est un certain nombre dans la profession, que c’était des informations d’intérêt public. Parce que les politiques et les gouvernements doivent rendre des comptes et nous avons ce rôle de les aider à le faire. Ce qui nous obsède n’est pas de révéler du secret-défense, j’aimerais ne pas avoir à le faire. Mais parfois, l’action publique dérive et notre responsabilité est de documenter et révéler ces informations.
Les lanceurs et lanceuses d’alertes sont des héros. Dans notre enquête, des militaires alertent leur hiérarchie pour leur dire que l’opération Sirli, qui était initialement à visée antiterroriste, dérape et se retourne contre des civils. Sauf que l’État décide de ne pas agir. C’est là où nous journalistes sommes un recours pour améliorer la société et la démocratie.
EP : Les États généraux de l’information ont été lancés le 3 octobre par le président de la République. Qu’en attendez-vous ?
AL : J’en attends une réforme de la loi de 2010 [relative à la protection du secret des sources des journalistes, NDLR] qui permet de porter atteinte à la protection des sources au nom d’un impératif prépondérant d’intérêt public. Avec cette loi, un juge peut décider sans s’expliquer d’aller perquisitionner et placer une journaliste en garde à vue en vertu de cet impératif. Dès que l’on touche au secret de la défense nationale, cela tombe sous cet impératif. Même si l’on révèle des crimes et que l’on permet à l’État de s’améliorer, pour le juge tout ce qui est classé «secret défense» justifie de porter atteinte à la protection des sources. C’est très grave. Le secret-défense qui porte un intérêt général doit être exclu de cette loi de 2010 qu’il faut vraiment réformer.
C’est primordial et c’est ce que j’attends de ces États généraux de l’information.