Les médias font l’objet d’un grand intérêt de la part des milliardaires et autres puissants acteurs du secteur économique. Si la concentration des médias dans les mains d’un nombre réduit d’individus n’est pas un phénomène nouveau, elle a atteint un niveau inédit ces dernières années. Cette concentration médiatique a des implications qui dépassent largement le cadre économique et offre aux plus importants patrons de presse une capacité à peser sur le débat public et la démocratie.
Quel est le point commun entre les chaînes de télévision BFMTV et I24News ainsi que la radio RMC ? Réponse : Ces médias sont détenus par le même propriétaire Patrick Drahi. Une formulation similaire pourrait aussi convenir pour Le Monde, L’Obs et Nice-Matin, dont le fondateur et PDG de Free Xavier Niel est actionnaire majoritaire.. CNews, Europe 1, Canal+ et le JDD appartiennent eux à l’homme d’affaires Vincent Bolloré. Vous l’aurez compris, une importante partie du paysage médiatique français est concentrée entre les mains d’un nombre restreint d’acteurs. Selon les chiffres du quotidien français Libération en 2021, un groupe de 11 milliardaires pèse 81 % des ventes de quotidiens nationaux généralistes, 95 % pour les hebdomadaires, 57 % de l’audience des télés, et 47 % de celle des radios.
La concentration des médias, un phénomène ancien qui a pris une ampleur inédite ces dernières années.
La concentration des médias n’est toutefois pas nouvelle. Dans les années 1920, l’homme d’affaires Jean Prouvost qui a fait fortune dans le textile rachète le quotidien Le Pays, puis Paris-Midi, ainsi que Paris-Soir en 1930. Il achète en 1937 le magazine Marie-Claire et Paris-Match en 1938. Quarante ans plus tard, dans les années 80, le patron de presse Robert Hersant possède une quinzaine de titres de presse. Son groupe comprenait notamment L’Aurore, Le Figaro Magazine et une dizaine de titres régionaux tels que Midi libre, Le Dauphiné libéré ou encore La Voix du Nord. Celui qu’on surnommait « papivore » de part sa volonté quasi-boulimique d’acquérir un grand nombre de médias était, via le groupe Hersant, également actionnaire de La Cinq. Néanmoins, la concentration du paysage médiatique n’a jamais été aussi élevée. L’historien et spécialiste du journalisme Alexis Lévrier déclarait à ce propos dans un entretien donné à L’AFP en 2022, « Jamais dans l’histoire de l’Hexagone une poignée de milliardaires n’a eu une emprise aussi forte sur les chaînes de télévision, radio, journaux et magazines, et ce, en pleine campagne présidentielle ».
Mais pourquoi alors une telle concentration ?
Des intérêts économiques discutables pour les patrons de presse
L’acquisition par des milliardaires de titres de presse écrite peut être vue comme la réponse à une crise traversée par ce secteur. Selon le Ministère de la Culture, entre 2009 et 2019 le nombre de journaux annuel vendus a chuté de 116% et le chiffre d’affaires cumulé des éditeurs de presse a diminué de 35%. De plus, les difficultés économiques auxquelles font face les groupes de presse français nécessitent des investissements afin d’assurer la survie de titres. Le magazine L’Obs souligne que le milliardaire Bernard Arnault a injecté 83 millions d’euros dans son groupe de presse qui comprend notamment Les Échos et Radio Classique et a investi 65 millions d’euros dans Le Parisien qu’il possède également. Il serait toutefois caricatural de percevoir uniquement les acquisitions de titres de presse par des milliardaires comme des « bouées de sauvetage » permettant d’éviter la faillite de journaux et magazines.
Si l’on s’intéresse aux motivations qui poussent des hommes d’affaires à la tête de groupes industriels à s’implanter dans le secteur de la presse, on remarque des motifs de tout autres types. Certains milliardaires expliquent investir dans le secteur de la presse pour diversifier leurs activités. La plupart des patrons de presse étant également à la tête de groupes issus d’autres secteurs tels que le luxe pour Bernard Arnault, la téléphonie pour Xavier Niel ou encore l’armement pour la famille Dassault. Lors de son audition par le Sénat le 19 janvier 2022, dans le cadre d’une commission consacrée à la concentration dans les médias, l’homme d’affaires Vincent Bolloré a lui expliqué aux sénateurs que l’unique raison qui le pousse à investir dans les médias est d’ordre économique via une recherche de rentabilité. À travers cette argumentation, est mise en avant la dimension lucrative de l’activité. Toutefois, cet argument peut interroger au regard de la crise que traverse la presse ces dernières années.
Le fonctionnement de la démocratie est influencé par le phénomène de concentration médiatique.
Il est alors possible de considérer que les intérêts des milliardaires dans la détention de médias sont d’autre nature que d’ordre économique et qu’ils influent sur le fonctionnement de notre démocratie. De par leur capacité à être des relais d’opinions, les médias sont régulièrement cités comme le « quatrième pouvoir » d’une démocratie après les pouvoirs exécutifs législatifs et judiciaires. Cette concentration des médias possède également des implications sur le travail des journalistes et l’indépendance des rédactions. En effet, les médias peuvent être vus comme des porte-voix dans le débat public. En conséquence, en acquérant des médias, un homme d’affaires peut vouloir accroître son pouvoir en pesant sur le débat public et renforcer son influence auprès des décideurs par l’intermédiaire des titres de presse qu’il détient.
Des milliardaires en capacité de peser sur le fonctionnement des rédactions
Les patrons de presse peuvent donc, via cette capacité d’exercice d’un pouvoir d’influence, vouloir également peser sur la façon de travailler des rédactions en exerçant des pressions sur ces dernières. Celles-ci peuvent être de différents types. Un volet de pression non-négligeable exercé par les patrons de presse est la publicité. Un certain nombre de milliardaires qui possèdent des médias détiennent aussi des marques. C’est le cas de Bernard Arnault (LVMH) ou encore de François Pinault (Kering) pour ne citer qu’eux. Si un magnat des médias n’est pas content d’un article, il lui est alors possible de demander aux directeurs de marques qu’il possède de ne plus publier d’annonces publicitaires dans le média en question. Entraînant par conséquent des pertes de revenu significatives pour le média. Quand on connaît les difficultés traversées par la presse et le poids des annonceurs dans les revenus dans les médias, actionner le levier publicitaire peut s’avérer un moyen de pression efficace vis-à-vis d’un média.
L’on constate également que, plus un milliardaire détient de médias, plus il dispose d’une importante capacité d’influence sur l’opinion et de contrôle sur le débat public comme en témoigne notamment la transformation d‘Itele en CNews suite au rachat de Vincent Bolloré en 2016 et qui a contribué à la concrétisation de la candidature du polémiste Eric Zemmour à la dernière élection présidentielle.
Cette détention de médias par des milliardaires offre également la possibilité d’agir directement sur le travail des journalistes et le fonctionnement des rédactions. C’est ce qui s’est notamment produit au sein de l’hebdomadaire Paris Match à l’été 2022 lorsque le rédacteur en chef, politique et économie, Bruno Jeudy a été licencié pour avoir critiqué une couverture du numéro controversée, mettant à l’honneur le cardinal Sarah, connu pour sa défense d’une vision intégriste de l’Église. Cette une avait été poussée par la direction du groupe Lagardère propriétaire du magazine. Plus récemment, en mars 2023, Nicolas Barré, rédacteur en chef du journal Les Échos, depuis dix ans a été évincé de son poste à la surprise générale de la rédaction. Certains au sein du journal y voient la main de l’actionnaire Bernard Arnault qui n’aurait pas apprécié la teneur d’articles publiés par le rédacteur en chef. En plus du débarquement de directeurs de rédaction, l’on retrouve également comme tentative d’influence, la nomination à marche forcée d’un directeur de rédaction contesté par les journalistes. C’est ce qui s’est produit en juin dernier lorsque Vincent Bolloré qui contrôle Le Journal du dimanche (JDD) à la suite de son OPA sur le groupe Lagardère propriétaire du quotidien, a décidé de nommer à sa tête, l’ancien rédacteur en chef de Valeurs Actuelles Geoffroy Lejeune. Suite à cette décision, les journalistes du JDD ont entamé une grève de six semaines pour protester contre cette nomination et réclamer des garanties d’indépendance sans toutefois obtenir gain de cause.
Toutefois, le changement brutal de directeurs de rédaction n’est pas l’unique moyen de pression que des patrons de presse et milliardaires usent pour tenter d’influer sur le travail de journalistes, les procédures lancées à l’encontre de ces derniers en sont également une illustration. Selon une lettre ouverte signée par des acteurs du secteur et publiée dans Libération, entre 2009 et 2018 l’homme d’affaires Vincent Bolloré a lancé environ une vingtaine de procédures judiciaires en diffamation à l’encontre de médias ayant publié des articles le concernant. Même s’il a perdu l’écrasante majorité de ses procédures, l’essentiel n’est pas là pour Vincent Bolloré. En effet, ses actions en justice sont régulièrement dénoncées car considérées comme des procédures bâillons, c’est-à-dire avec comme unique objectif de faire taire. Dans la plus grande majorité des cas, quand Vincent Bolloré, ou d’autres milliardaires attaquent un média, ce n’est pas dans le but de remporter le jugement et que justice soit rendue, mais bien de décourager les journaux d’enquêter sur lui. En effet, la défense lors d’une assignation de justice demande des investissements en temps et en argent, les frais de justice n’étant pas intégralement remboursés en cas de victoire, à un média. Ce qui fait que seuls les journaux les plus solides économiques peuvent se permettre d’aller en justice. Ce, faisant avec ces procédures bâillons, Vincent Bolloré et d’autres milliardaires cherchent donc à décourager des médias d’enquêter sur eux ou de s’intéresser à leurs activités.
Ces exemples soulignent à quel point la question de la concentration des médias relève d’imbrications beaucoup plus larges que celles strictement liées à sa dimension économique. Une trop grande concentration médiatique dans les mains de mêmes personnes peut alors faire peser des menaces sur la liberté d’informer qui est un des piliers de notre démocratie.
S’impose alors une nécessaire et fondamentale réforme de la législation en matière de réglementation de la concentration du paysage médiatique français.